J’ai beaucoup pensé, récemment, à la phrase de Fassbinder qui dit qu’au cœur de sa profession, il y a ce qu’il appelle « l’exploitation des sentiments ». Dans la république imaginée de Fassbinder, la question du lien entre les sentiments, l’esthétique et le capital est très radicale, je dirais qu’on donne assez peu accès aux sentiments dans l’espace d’exposition, si fièrement célébré comme un rigoureux creuset d’idées critiques.
Comme un acteur que je dirigerais pour se préparer à un rôle, je me suis demandé comment exploiter mes sentiments pour produire un objet, et comme un acteur que je dirigerais pour se préparer à un rôle, je dois me demander comment créer un monde dans lequel ces sentiments peuvent naître, afin de produire cette exposition.
Cette machine imaginative, ma République imaginée, construite avec des outils volés aux acteurs - circonstances, postulats, sentiments, conditions - je vais maintenant essayer de la décrire. Appelons-la « la Septième République », en pensant à « Comme il vous plaira » de Shakespeare, où avant la Mort, on entre dans la septième et dernière scène de la vie.
Ces trois derniers mois, je me suis demandé comment il était possible de produire une exposition sur ce que ça doit être d’être un gay républicain, sur la violence de l’émancipation, sur l’entropie - et un sentiment diffus de fin, de perte. En vérité, je pense à cette possibilité depuis deux ans, parce que, comme une ombre, cette possibilité semble me poursuivre, moi qui ai été témoin, maintes et maintes fois, du « love winning ». J’ai déjà évoqué ça dans le passé, en écrivant dans Heterophobia Edition de Salt Magazine, coédité avec Villa Design Group.
Et puis les drapeaux sont arrivés. D’un coup. Par vagues, partout sur mon flux Facebook. D’abord en Amérique. Puis dans le monde entier. Tous avec le festif #lovewins. Et pourtant, si quelqu’un regardait mon statut et ses mises à jour, il aurait trouvé des trucs comme “ WELL WHAT A JOYOUS FUCK YOU TO ALL THE HATERS AS WELL: FUCK YOU WESTBOROUGH/FUCK YOU SCALIA/FUCK YOU PAT ROBERTSON/FUCK YOU JESSE HELMS/ FUCK YOU REAGAN/ FUCK YOU BUSH AND CO/ FUCK YOU PAT BUCHANAN: AND ALL OF THE REST OF YOU THAT HAVE BEEN THERE OVER THE LAST THIRTY THREE YEARS IN THE DAMN WAY”, je me sentais incapable de rejoindre la parade des drapeaux… Encore et encore, j’étais frappé par le fait que la plupart, sinon tous ceux qui avaient choisi de superposer leur photo sur un arc-en-ciel et d’exprimer le hashtag #lovewins étaient des hétérosexuels. Quand ils n’utilisaient pas des photos de leur propre mariage comme première image pour y superposer sur laquelle l’application « fierté » arc-en-ciel. Qu’est-ce que l’Hétérosexualité fabrique à célébrer mon émancipation vers quelque chose que je n’ai même jamais su que je voulais? … Peut-être que si pour les Hétérosexuels #lovewins, alors une certaine promesse de la démocratie est consolidée, et donc le système démocratique n’est pas complètement détruit par le capital. Alors, quand #lovewins, la victoire est celle du capital, c’est-à-dire que ceux qui se sont depuis la naissance politiquement émancipés sont aveuglés par les fissures croissantes de ce système… Méfiez-vous de la solidarité, et soyez effrayés de concéder des droits à ceux pour qui il n’en a jamais été question. Parce que cette concession sera utilisée par un axe plus grand pour manipuler les droits et les promesses, en assombrissant ceux des gens qui n’en ont pas. La compassion des hétérosexuels me fait peur. Les prises de position publiques en ma faveur des hétérosexuels me fait peur, ça découle de l’imbrication de l’hétérosexualité et du capital, pour le malheur de tous.
Cette situation est devenue encore plus paradoxale, quand cette promesse de coalition arc-en-ciel qui sonnait les trompettes de la victoire de l’amour, a sombré l’année dernière. Brexit, Trump, Milo… On dirait qu’il va falloir faire face à plus grave encore. C’est vrai, j’ai vécu mon émancipation non pas comme une étape de croissance, mais comme une étape de perte, une défaite graduelle et progressive de différence qui m’a laissé pile au centre du pouvoir de la république. Et c’est vrai aussi, alors que j’ai vu les paramètres qui m’ont fait comprendre ma différence disparaître (c’est-à-dire les modalités de mon émancipation), je me suis demandé : si je ne suis plus un homosexuel, alors que suis-je devenu ? Et c’est vrai, je me suis regardé dans une glace, et j’y ai vu d’autres aspects de moi-même devenir nets - blanc, cisgenre, homme - et je me suis dit, est-ce que l’émancipation de la république m’a transformé en républicain ?
Mais, avec le retour du fascisme l’an dernier, je me suis retrouvé (et j’en suis toujours là) aux prises avec avec le sentiment que de nombreuses choses étaient en train de vivre leur fin, à part mon homosexualité. Et j’ai ressenti viscéralement ces pertes - qu’il s’agisse d’amitiés, de relations, de façons de travailler, de promesses éthiques, et de modes de pensée. Est-ce que ce sentiment de perte continuelle exige un retour au sens de la citoyenneté, à un genre de subjectivité radicale politiquement traditionnelle, qu’à un moment donné ii était vital pour moi de rejeter ?
Lors d’une récente visite d’atelier un curateur m’a regardé d’un air interrogatif quand j’ai déclaré que j’avais l’impression que ce monde, que la démocratie, que cette espèce de promesse éthique était en train de s’achever. Quand on les met au défi, ils disent - mais est-ce que ça a déjà vraiment existé ? Ce défi, il fallait s’y attendre, parce que finalement, c’était le mien aussi. Penser, ne pas penser, savoir, ne pas savoir. Il n’y a pas longtemps, à la marche des femmes à Washington, j’ai été obligée de faire taire la petite voix dans ma tête qui criait « pourquoi est-ce que personne ne parle d’argent? pourquoi est-ce que personne ne parle d’argent? » pour pouvoir admettre que c’était bien d’être là. Comme un acteur que je dirigerais pour se préparer à un rôle, je m’efforce d’apprendre ces nouvelles répliques - alors que beaucoup d’entre nous ont reçu les possibilités critiques de cadrer et recadrer les réalités du pouvoir pour comprendre que les promesses de libération et d’inclusion sont souvent des ruses cachant un nouvel obscurantisme, il y en a beaucoup d’autres qui ont cru que la promesse démocratique était véritable. En décembre dernier, alors que je voyageais avec mes parents dans des réserves privées au Sud Est du Botswana, j’ai dû faire face à l’idée que c’était peut-être la dernière fois que je partageais une telle expérience avec eux, à presque quatre-vingt ans. Ma mère, femme politique, et mon père, médecin, tous deux démocrates convaincus, tous deux purs produits des mouvements sociaux des années soixante, et tous deux assez âgés pour se souvenir de la promesse de l’exceptionalisme des démocraties libérales occidentales de l’après-guerre n’avaient de cesse de parler de la rupture du système pour lequel on s’est longuement et âprement battu.
Les objets dans cette exposition ont commencé à prendre forme au cœur de ce paysage politique, géographique et émotionnel. Dans l’avion du retour, alors que regardais en pleurant « Ma vie avec Liberace », j’ai repensé à cette vision conradienne de moi-même disloqué, à la recherche d’éléphants au milieu de la nuit - l’horreur, vraiment l’horreur - ET SI, COMME LES GIRAFES, LES HOMOSEXUELS ETAIENT EN VOIE DE DISPARITION?