Entretien entre Balthazar Lovay et Fabrice Stroun, novembre 2010, Genève
Fabrice Stroun : Tes nouveaux tableaux réalisés à l’ordinateur jouent sur un effet de saturation. Contraire- ment à tes dessins précédents, les Noise Drawings, où chaque strate superposée restait intelligible, ici les images disparaissent.
Balthazar Lovay : Dans les deux cas, il s’agit d’entasser des couches d’images. Ici, à l’opposé des dessins réalisés à la main, à travers la matrice de Photoshop, plus il y a de couches, plus les images semblent se dissiper. Tant mieux, toutes ces images m’épuisent.
FS : De quelle manière ? Fais-tu référence à la nature des images que tu emploies ou à leur nombre ?
BL : Les deux. Certaines sont des images que j’empile dans des cartons depuis des années, issues de magazines, de livres et d’imprimés de toutes sortes. Certaines proviennent du net. Une partie d’entre elles comportent un fond anxieux, légèrement paranoïaque, d’autres sont plus banales. J’ai une légère tendance diogénique. A force de s’accumuler dans mes cartons, celles-ci finissent par former une masse étouffante, tout comme les images qui nous entourent au quotidien. C’est donc assez libérateur de les voir disparaître sur mon écran au fur et à mesure que je les empile.
FS : Tu as par le passé travaillé avec ce type d’images appropriées de manière beaucoup plus frontale. Je pense entre autre à ta série d’aquarelles exposées au Centre Culturel Suisse de Paris, où tu déclinais des représentations fantasmatiques d’Hitler (Vacuumed Images, 2006). N’est-il pas important, pour le spectateur, de percevoir la «matière» avec laquelle tu travailles ?
BL : Pas dans ce cas-ci. Pour tout dire, si j’emploie des images issues de mes «collections», un bon nombre d’entre elles sont prélevées ailleurs, de manière aléatoire, et n’évoquent rien de particulier pour moi. Ce panachage me permet de prendre de la distance avec mes obsessions, d’introduire dans la soupe des corps étrangers, de m’assurer que tous les ingrédients n’ont pas la même fonction. Et surtout de ne pas établir de norme. Ce qui compte avant tout ici c’est le geste qui consiste à amener toutes ces images à leur disparition.
FS : Plus important que le résultat plastique final ?
BL : J’ai commencé les Noise Drawings par une réflexion plutôt intellectuelle sur le devenir de l’abstraction, l’héritage de processus issus de l’Appropriation, etc. Mais, au final, leur réalisation s’est faite sur le mode du dessin automatique, presque dans un état de transe. Ici, avec ces tableaux réalisés à l’ordinateur, il s’agirait plutôt de froides manipulations effectuées depuis un cockpit informatisé, comme dans un film de science-fiction, où un savant s’amuserait à forcer des mondes à s’interpénétrer dans un grand effondrement vaporeux. Néanmoins, je voulais que le spectateur ait, face à «l’image» finale, un rapport de l’ordre du «sublime», grâce à leur taille notamment. Je ne sais si cela fonctionne.
FS : Dans quelle mesure cette image est-elle aléatoire, le simple fruit de ce processus informatique, et dans quelle mesure celle-ci est composée?
BL : On est à 86% de hasard et à 14% de composition et de réglages sur la luminosité et les contrastes… FS : Tu présentes également une œuvre appartenant à une nouvelle série de pièces tridimensionnelles inspirées
BL : C’est une tradition populaire des plus fascinantes. A la Saint-Sylvestre, des hommes déguisés en femmes portent des masques et des grands chapeaux sur lesquels ils ont construit des scénettes de la vie quotidienne. En y regardant
par les coiffes des Sylvester Klausen appenzellois.
de plus près, on s’aperçoit qu’elles évoquent la place de l’homme dans le monde, qu’elles traitent de son identification sociale au travers d’une vision totalement idéalisée du quotidien. Envisagés sous un angle critique, ces modèles réduits questionnent également notre distance à l’environnement culturel, le statut ambigu de toute représentation de soi, de l’image publique qu’on donne à voir et des réalités privées que l’on cache. Les masques et chapeaux que je réalise depuis un peu moins d’un an sont des variations sur ces allégories, mais également sur des sujets voisins : modèles sociaux utopiques ou fantaisistes, questions d’ordre eschatologique et spirituelles, uchronies probables ou absurdes, etc.
FS : Ces sculptures sont elles aussi saturées «d’images» qui ne cessent de s’abîmer les unes dans les autres.
BL : Oui, et de manière assez littérale dans certains cas. Sur les parois de l’Œuf cosmique, par exemple, sont insérés des vitraux éclairés de l’intérieur. On y croise Les Chevaliers de l’apocalypse de Dürer, un tableau du peintre visionnaire américain Alex Grey, une peinture apocalyptique de l’illustrateur Larry Carroll réalisée pour Slayer, une peinture philosophique de Veronese intitulée Dialettica, ou encore un remix de Piero della Francesca par Dalí. L’apocalypse urbaine est un des thèmes récurrents de l’art visionnaire : l’idée que la ville moderne est l’expression paroxystique de notre rapport de domination brutale sur le monde naturel et sur nous-mêmes, que tout cela va nous mener à notre perte, que ces villes vont finalement imploser. Le salut se trouverait dans un retour à des valeurs communautaires partagées, hors des villes, au milieu de la nature. Cette option est ici représentée par un tableau de 1969 de Frank Bruno et par une peinture récente de Vidya Gastaldon.
FS : Ces associations d’images construisent un sens, un récit lisible, plutôt qu’une sensation de confusion généralisée.
BL : Jusqu’à un certain point, oui, bien qu’il s’agisse ici d’un sens plus allégorique que narratif. Le sens apparaît et disparaît selon le point d’observation. Cela vaut aussi bien pour les tableaux que les sculptures. Dans le cas présent, je suis assez sensible à ces discours apocalyptiques et ces promesses de régénération. Mais j’essaye d’inclure d’autres références, pour brouiller un schéma de pensée trop rapidement identifiable, pouvant faire l’objet d’un discours totalisant, ou auquel je finirais par croire complètement.
FS : Ton refus d’épouser une ligne directrice unique se réfléchit dans tes choix formels. On a parfois l’impression que chaque série a été réalisée par un artiste différent. Ton travail est clairement animé de velléités polyphoniques. Peux-tu expliciter les stratégies que tu emploies pour produire ces autres «voix» ?
BL : Peut-être est-ce un peu à l’image de mes anciennes fonctions de programmateur musical ou, actuellement, de co- gestionnaire de Hard Hat où il s’agit toujours de réunir des éléments hétérogènes dans un contexte particulier. Mais il s’agit aussi de participer à des «mondes» différents, comme le Metal extrême avec son iconographie, ses tournées à quatre groupes dans des bus à deux étages, ou la musique balkanique avec ses dissensions internes, et son système de stratification, etc. Pour chacun de ces chapeaux, je me suis mis dans la peau d’un concepteur imaginaire différent. Ici, un ésotériste qui parle de fin du monde et de fertilité ; pour un autre, je suis un membre d’une secte développant une nouvelle théorie sur les évolutions à venir d’homo sapiens ; pour un autre encore, j’imagine être un prisonnier enfermé pour désobéissance civile, etc.
FS : Qu’il s’agisse des genres musicaux que tu as cités ou de ces théories bizarroïdes sur l’évolution de notre espèce : tous ces champs te sont proches. Contrairement à de nombreux artistes de ta génération, tu ne te places pas en position d’ethnologue, mais en amateur érudit.
BL : «Erudit» est un bien trop grand mot, mais je me laisse guider par mes intérêts, qui sont multiples et parfois contradictoires, sans pour autant être capable de m’y identifier entièrement. On sait, grâce à Philip K. Dick ou David Cronenberg, et plus théoriquement avec des gens comme Nelson Goodman, que ce que nous appelons le réel ou la vérité sont des télescopages de faisceaux de mondes possibles et des kaléidoscopes de perceptions subjectives. Pour cette série de sculptures, par exemple, j’ai demandé à d’autres artistes de réaliser leurs propres chapeaux. Ainsi, au milieu de mes productions, j’exposerai bientôt des pièces de Kim Soeb Boninsegni et de John Miller, deux artistes avec qui je travaille d’ailleurs à travers Hard Hat. Il n’est donc pas seulement question de pénétrer ces cultures ou ces théories, qui m’appartiennent plus ou moins, mais de laisser rentrer des mondes extérieurs à moi au sein de ce que je construis.
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Agnosie, 2010, exhibition view, Crèvecœur, Paris. © Balthazar Lovay
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Agnosie, 2010, exhibition view, Crèvecœur, Paris. © Balthazar Lovay
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Agnosie, 2010, exhibition view, Crèvecœur, Paris. © Balthazar Lovay
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Agnosie, 2010, exhibition view, Crèvecœur, Paris. © Balthazar Lovay
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Agnosie, 2010, exhibition view, Crèvecœur, Paris. © Balthazar Lovay
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Agnosie, 2010, exhibition view, Crèvecœur, Paris. © Balthazar Lovay
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Agnosie, 2010, exhibition view, Crèvecœur, Paris. © Balthazar Lovay
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Agnosie, 2010, exhibition view, Crèvecœur, Paris. © Balthazar Lovay