L’atelier des filles est la deuxième exposition de Julien Carreyn à la galerie Crèvecœur.
A l’origine, ce titre était un prétexte pour documenter les activités culturelles d’une MJC imaginaire. Mais, pas à pas, cette histoire teintée d’esthétique «municipale» glisse vers un territoire plus sauvage sans renier les indices d’une banalité quasi-quotidienne. Apparaissant l’une après l’autre, les jeunes filles jouent au modèle académique, se déguisent avec des survêtements insignifiants, s’enduisent le corps d’huile tout en confectionnant de singuliers découpages. Les décors se succèdent comme des scènes de théâtre, avec un goût prononcé pour «les moyens du bord» : radiateur électrique ou télévision couverte d’un napperon. Ou un certain «flottement stylistique» : le linge sèche à proximité d’une étagère à CD à tête de statuette africaine. L’action semble avoir lieu toujours un peu avant ou un peu après : les papiers découpés/déchirés s’amoncellent sur le sol, aux murs sont accrochés des motifs évoquant des dominos. Le climax est en dehors, la narration laconique, les idées glissent les unes sur les autres, comme des extraits de films qui n’existent pas. Cette succession d’images qui se télescopent et s’effacent au fur et à mesure semble être formulée comme le «chemin de fer» qui structure les pages d’un magazine.
Mine-Haha ou l’éducation corporelle des jeunes filles, récit de Frank Wedekind (1906) pourrait se trouver dans les origines de ce type de descriptions. Ici des jeunes filles sont éduquées dans l’ignorance du monde extérieur, telles l’Eglée de La Dispute (Marivaux). Un court roman dont on ne sait, en dehors de ses fantasmes, aucune de ses opaques intentions. Aussi opaque que la série de photographies intitulée «Girls» du photographe Kishin Shinoyama, un livre fondateur.
«Voici la liste des prescriptions : Se regarder à deux dans un miroir, tout en conservant autant que possible les yeux dans le vague, comme si l’on apercevait quelque chose beaucoup plus loin encore, quelque chose d’incertain et vaporeux qui passe lentement sans changer de place. Se costumer l’une l’autre, en se drapant dans des voiles trop courts ou déchirés. Se nouer autour des hanches un morceau d’étoffe improbable. Se faire une robe avec les rideaux. (…) Lire à deux un sonnet stupide. Prendre un air très romantique pour dire des obscénités, sans cesser de se regarder dans la glace.» Dans Rêveries de mineures séquestrées entre fenêtre et miroir d’Alain Robbe-Grillet, il s’agit de jeux imaginaires dont les règles changent et s’inversent sans arrêt. Il en existe une version illustrée par l’érotisme soft de David Hamilton dans une édition de 1972.
L’Atelier du peintre de Courbet (sous-titré Allégorie Réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique (et morale)), tableau de grandes dimensions foisonnant de personnages conçu comme une histoire à déchiffrer pourrait, dans une version fragmentée, éparpillée, résumer l’atelier des filles : ici, des figures indolentes apparaissent tour à tour dans des pièces de petites dimensions et tendent à disparaître dans la transparence, l’extase, l’abandon et la perte de sens. Cette histoire se lit en creux, dans l’accumulation d’indices, dans les interstices, qui reflètent un jeu de miroir sans fin.
Les outils techniques jouent eux aussi à la dualité apparition/disparition : le caractère vaguement stylisé des la- serprints écrasées par les à-plats de papiers colorés, le grain sourd des dessins à la graphite, la profonde densité des sérigraphies aux pantones très pâles. Lyot, au Frac Champagne-Ardenne (2011) englobait plusieurs projets précédents et dressait une sorte de bilan dans la production. Depuis L’atelier des filles, initié en juin 2011, l’achat d’une imprimante laserjet 5200 tn, le remplacement du Leica d-lux 4 par le d-lux 5, et l’apparition de la couleur, reconfigurent l’atelier de production. Le renouvellent des formats et des textures des images viennent alors amorcer un nouveau chapitre.