« - C’est quoi alors l’esprit ? Tu disais rien hier dans la voiture
- Si, je parlais du sentiment du beau et je le comparais à celui de pitié et de deuil, et Naoki disait que c’était un sentiment d’impuissance
- C’était très emo et métaphysique
- Le sentiment d’impuissance ressenti face à un paysage grandiose ?
- Oui c’est ce qu’il disait je sais plus d’où ça venait. Peut-être du livre de Grenier dont il te parlait. »
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L’organisation sentimentale du monde nous pousse à opter pour les échanges par SMS avec les artistes. J’ai souvent vécu les relations avec les artistes comme des relations amoureuses et la messagerie téléphonique se prête bien aux relations amoureuses. Nous avons récemment conçu et réalisé ensemble le projet d’aller prendre un bain de mer au pied du massif de l’Estérel, à l’Ile aux Vieilles. Alors que nous observions les volutes d’un poulpe tentant de fuir l’atroce vision de trois nageurs gauches affublés de masques grotesques, Louise faillit perdre la vue. La faute à un marchand escroc de Théoule-sur-Mer nous ayant vendu un masque de plongée frelaté dont la vitre se brisa en mille morceaux. C’est en scrutant la beauté du monde marin et cette sublime eau bleu pétrole qui s’étale aux pieds des roches rouges qu’une peintre aurait pu perdre la vue. Les bris seraient venus brusquement entailler sa rétine et je n’aurais rien pu faire d’autre que pleurer. Si un dealer ne peut même pas protéger les organes vitaux de ses artistes à quoi sert-il donc ? Un confrère me reprochait récemment de mettre de l’affect dans les relations professionnelles : « No feelings in business ». Ce n’est pas exactement une relation professionnelle c’est une relation de travail, intellectuelle et sentimentale. C’est super emo.
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Pour l’exposition, Louise et Naoki ont tous deux fait des portraits de proches et des vues de bâtiments. Les personnes et les lieux représentés, en peinture et en photo, les ont chacun d’abord frappés par leurs beautés respectives mais sont aussi infusés par la relation subjective qu’ils entretiennent avec eux, et contiennent des éléments narratifs anecdotiques. Dépeints sur d’étranges supports chez Louise, dans des couleurs saturées à l’ancienne chez Naoki, ils sont capturés dans ces moments paroxysmiques où un grand silence a lieu, où la vie se suspend un instant avant de se reprendre. La présence, simple et permanente, on y accède avec soin, il faut se contenter de faire comme on vit, et de vivre comme si on était figé sous le soleil. Ces pièces frontales, presque classiques, sont une façon de voir le monde. Mais cette vision se construit aussi de manière plus étrange avec des collages d’objets, des sculptures chelous, des animaux morts, des trouvailles de brocante. Ils n’ont pas collaboré complètement au point de co-signer des pièces mais ils se sont aidés pour tout ce qu’ils ont produit. Cette exposition est le fruit des échanges d’inspiration hystériques et excitants qu’ils entretiennent depuis des années.
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