ENTRETIEN AVEC LES ARTISTES
En tant qu’artiste, vous voyez les espaces dans lesquels vous exposez (institutions, galeries…) évoluer dans le temps, et changer sans cesse de statut : avec des expositions d’autres artistes, sans exposition, en travaux, avec vos propres expositions… Quelle incidence cet usage de l’espace a sur votre travail ?
Gabriel Sierra : Je pense l’art comme une formule pour éviter ou pour réaffirmer la réalité. Il n’existe pas d’idée précise de ce que doit être une oeuvre d’art, et la forme pour la montrer. J’essaie alors d’imaginer une autre possibilité. Cependant ce qui me vient à l’esprit provient de la même histoire que celle qui a été construite par d’autres, affectée par mon expérience propre, celle d’habiter dans ce temps et cet espace.
Jorge Pedro Nuñez : L’espace d’exposition donne inévitablement un cadre de lecture au travail de l’artiste. L’espace en soi, mais aussi les protocoles de l’institution, tout cela influe sur nos propositions, il s’agit d’éléments à prendre en compte et qui créent une résonance entre la proposition, le lieu et le lecteur. Il y a aussi un contexte de lecture propre à chaque lieu qui se situe hors de la frontière physique de l’espace d’exposition, du côté de son histoire et de ses conventions culturelles.
Comment avez-vous travaillé par rapport à l’espace où vous avez été invités à intervenir, l’espace de la galerie ?
Gabriel Sierra : J’ai travaillé directement sur l’espace physique de la galerie, en utilisant comme référence la nature et le langage des matériaux qui la constituent. Le travail que je présente dans cette exposition vient en réalité d’une idée assez ancienne, mais je n’ai trouvé qu’ici les conditions pour la réaliser.
Jorge Pedro Nuñez : J’ai travaillé avec l’idée d’une structure indépendante par rapport à l’espace de présentation, dans un principe d’inachèvement, qui est ensuite modifiée par l’espace-même et vice versa… La structure que je propose fonctionne comme un archétype qui participe d’un esprit constructiviste, mais plutôt dans le sens de la déconstruction selon Derrida. Cela consiste à montrer comment on construit un concept quelconque à partir de processus historiques et d’accumulations métaphoriques. Je travaille l’espace d’exposition comme un récit constitué par les pistes construites par une expérience physique et mentale de ce qui est proposé.
Alex Reynolds : Pour moi, la galerie Crèvecœur n’implique pas seulement les salles blanches de l’espace, mais aussi le contexte du voisinage, de la rue dans laquelle elle se trouve, des personnes qui l’habitent en y travaillant tous les jours - dans ce cas précis, Alix et Axel -, et les objets qui y sont de façon temporaire - dans ce cas précis, les réalisations de Jorge et Gabriel-. Par conséquent, au moment où j’ai pensé à créer une pièce sonore pour la galerie, j’ai voulu inclure tous ces éléments, utiliser véritablement la galerie telle que je la perçois dans son intégralité. Le récit commence ainsi dans la rue, et il se construit à partir d’idées générées par la perception du travail de
Gabriel et Jorge. Les voix sont celles des galeristes, Alix et Axel, et les bruits de fond ont été enregistrés sur place.
L’exposition s’intitule Texto de sala. Vous avez été invité à utiliser l’espace de la galerie comme un matériau brut, comme si vous annotiez l’espace. En quel sens cette annotation est aussi un commentaire ?
Jorge Pedro Nuñez : Avec cette proposition j’ai voulu souligner le côté “faux” des murs, et faire voir le
“background” de l’espace d’exposition, qui est normalement maquillé par des plaques en plâtre. Ainsi, on se retrouve dans un espace “neutre” du white cube. La figure de la “sculpture” que je propose est littéralement contaminée par l’espace qui la contient.
Alex Reynolds : La plupart du temps, je trouve cela très difficile de travailler à l’intérieur d’un white cube, car je commence à prêter attention à des détails formels qui dans le fond ne m’intéressent pas tant que ça. Pour échapper à cela, je finis souvent par m’attarder sur les éléments vivants qui s’y trouvent : les gens. Pour mes pièces sonores, j’aime travailler avec ce qui est déjà là, et incorporer un point de vue différent pour l’auditeur, soit une autre façon de regarder/penser une personne ou un lieu sans interférer physiquement avec eux. Le changement n’a lieu que dans l’esprit et le regard du spectateur.
J’aime aussi penser qu’une création artistique n’est qu’un objet de plus dans le monde, et qu’il n’en est pas isolé. Alors, en tant que spectateur, vous regardez votre environnement immédiat à travers le point de vue du narrateur, vous regardez un monde qui ne prête aucune attention à vous, qui continue sa routine quotidienne sans tenir compte de vous. Au moment où vous finissez l’écoute de Jeanne, vous regarderez Alix, la galeriste, avec une charge émotionnelle et narrative nouvelle, comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre. Vous projetez la fiction en elle, mais elle est occupée à son bureau, et ne vous accordera pas beaucoup d’attention.
Gabriel Sierra : En général, mon travail dérive de la géométrie, de la façon dont nous pensons et dont nous construisons le monde matériel qui nous entoure. Ce que souligne ce travail c’est la tension que la gravité exerce sur les matériaux et les idées, qui font qu’une salle d’exposition puisse être perçue comme un espace neutre. La vie privée de l’espace d’exposition m’intéresse, ce qui s’y passe entre deux expositions, ce qui volontairement, est caché au public…