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Erica Baum

Stanzas, Crèvecœur, Paris

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Entretien avec Erica Baum, septembre 2015, Paris.


C - Dans cette exposition, vous présentez des œuvres de la série Blackboards, la plus ancienne de votre carrière. Pouvez-vous les décrire? Êtes-vous d’accord si l’on dit qu’elles portent en germe tout ce que vos séries suivantes contiennent?


EB - Quand j’étudiais la photographie à Yale, j’ai commencé à y photographier la vie universitaire et j’ai fait toute une série sur les étudiants et leur vie. J’ai commencé à être attentive aux textures et aux mots qui les entourent, et comme j’ai étudié la littérature et l’anthropologie, j’ai été sensible aux institutions et aux structures dans lesquelles ils évoluent. Commencer à photographier les tableaux noirs a été un moment clé pour moi parce que j’ai pris conscience que je pouvais combiner l’intérêt que je portais à la littérature et l’intérêt que je portais à l’anthropologie en en donnant une expérience visuelle plus abstraite. Pour la première fois, c’était ma propre voix.
Ce que je voyais, c’était des traces de cours, ce que le professeur avait laissé sur le tableau, comme un écho de l’enseignement qui s’y déroulait. C’était comme un mystère, comme quelque chose qui avait eu lieu mais sans que cela ne nous soit destiné, quelque chose d’intermédiaire, destiné à quelqu’un d’autre. En le photographiant, je capturais un moment qui avait vocation à être effacé. C’était prendre quelque chose d’extrêmement éphémère et l’ancrer sur une photographie, quelque chose comme un flux qu’on arrête. Dans ce qu’on peut considérer comme des territoires de langage indéterminé, je retrouvais des notions que j’avais étudiées en linguistique, à propos du signifiant et du signifié, et ce qui distingue les deux. Pour la première fois, je le dis à nouveau, j’avais trouvé le chemin de ma propre voix en photographie.


C - C’est intéressant cette question des institutions, de la façon dont la connaissance est retranscrite, et disséminée, par exemple dans le monde universitaire.


EB - C’est quelque chose dont je suis devenue plus consciente avec le temps, en particulier avec la série Card Catalogues, mais déjà, dans les Blackboards, cette notion de système de transmission de la connaissance était présent. Comme si je proposais la possibilité d’être conscient de ce système, mais sans le montrer complétement du doigt. Ce qui m’intéresse ce sont les différents niveaux de références et le fait que l’on puisse ressentir quelque chose d’un environnement donné, sans percevoir forcément l’ensemble de cet environnement. Quand j’évoque les structures, il s’agit des structures qui forgent l’université, là où les gens viennent et apprennent. Mais je propose un angle oblique vers cette structure. Je souhaite que l’on soit conscient des territoires visuels dans lesquels on est immergé. Cela vient d’un vrai tableau noir, et d’un vrai système d’enseignement, mais c’est envisagé tout seul.


C - L’une de vos séries les plus iconiques est The Naked Eye. Elle fera au mois d’octobre l’objet d’une prochaine publication, co-éditée par bureau et œ/Crèvecœur. Pouvez-vous me dire, en partant de The Naked Eye, quels sont les liens, en terme de méthodologie et de système, entre les différentes séries présentées dans l’exposition?


EB - Ce qui lie tous ces travaux c’est l’idée qu’il s’agit de choses que les gens rencontrent tous les jours dans leur vie quotidienne. Depuis les Blackboards, qui proviennent d’une situation très précise, il y a - et c’est une phrase que j’ai déjà utilisée - un itinéraire non manipulé vers l’abstraction.Il y a une rencontre directe entre quelque chose qu’on voit tous, qu’on connaît tous, et quelque chose qu’on voit soudain d’une façon tout à fait singulière. Je cherche cette dualité : dans une action ordinaire, on peut créer quelque chose d’extraordinaire.


C - Vous êtes à la recherche d’épiphanies.


EB - J’ai été dans une exposition au Metropolitan Museum qui s’appelait Everyday Epiphanies. Oui c’est tout à fait ce que je pense, ou disons ce que j’espère!
Par exemple, avec les Dog Ears, l’idée vient de l’acte élémentaire de la lecture. Quand je lis et que je m’arrête de lire, j’écorne la page pour ne pas la perdre. J’essaie de donner une expérience différente de quelque chose qu’on fait habituellement. Cette approche, je la garde comme un principe générateur pour la plupart de mes productions.
Dans les Naked Eye, on retrouve l’expérience des contraintes que provoque la séquence des pages d’un livre, mais selon un autre procédé : le livre est ouvert et on y jette un coup d’œil. C’est ce coup d’œil qui crée les différentes juxtapositions. Mais cela existe bel et bien.
C’est cette tension entre ce qui existe, entre ce qu’on rencontre et le fait qu’on peut le regarder de façon tout à fait différente qui crée une étrangeté dans laquelle se nichent des potentiels infinis. Cela a commencé avec les Blackboards. Tu marches vers un tableau noir, tu t’immobilises, tu regardes encore une fois et tu te dis : dans ces choses que je pensais avoir reconnues, tout est différent.
Les Fields, une toute nouvelle série, sont des images provenant de vieux livres. Il s’agit encore de cela, trouver quelque chose de nouveau à l’intérieur de quelque chose qu’on a déjà. Mais cette série contient aussi des images que je fais moi-même. J’aime cette idée de circularité : on peut s’approprier les images, on peut les utiliser, c’est la façon dont les images circulent dans notre monde. Bien entendu, cela, on le sait tous, c’est l’ubiquité des images et de la production d’images.
Ce qui m’intéresse, c’est que les Fields sont en noir et blanc, et qu’il s’agit donc d’un registre différent. Aujourd’hui plus que jamais, faire une photographie en noir et blanc, c’est un choix conscient. A l’origine, la photographie était en noir et blanc, c’était son réglage par défaut. Il a fallu du temps pour que la couleur devienne une pratique prise au sérieux par les photographes. Maintenant la plupart des images qu’on voit sont en couleur. Choisir de faire une image en noir et blanc, comme les Fields, c’est une démarche. Quand je faisais les Blackboards, en 1994-1996, je voulais travailler avec un appareil grand format, je voulais faire des tirages en chambre noire. Cela avait du sens que ce soit en noir et blanc. Puis, avec la série The Naked Eye, cela avait du sens que ce soit en couleur.
Les Stills sont quelque part entre les Dog Ears et les Naked Eyes. Comme cela fait longtemps maintenant que je travaille avec l’imprimé, j’ai une conscience aiguë des couleurs, des textures du papier, du registre des images et des différents moyens de reproduire l’imprimé. C’est ce niveau très fort d’attention à ces différents éléments qui m’intéresse dans les sujets des Stills.


C - Comment sélectionnez-vous une image en particulier, parmi toutes celles que vous faites?


EB - Pour chacune de mes séries, je retourne à un procédé similaire à celui que j’utilisais quand je faisais des tirages en chambre noire, comme aux origines de la photographie. Il y avait alors un intervalle de temps entre le moment de la prise de vue, le moment où l’image était développée, et le moment où la décision était prise. Dans toutes mes séries, même si je ne fais plus de tirages en chambre, j’ai gardé cet intervalle. J’ai compris qu’il me fallait du temps. Avoir du temps entre la prise de vue et la décision, c’est très important, parce que cela permet d’être plus exigeant.
Je fais beaucoup d’images. Et la sélection prend du temps. Le fait même que je fasse autant d’images, beaucoup plus que lorsque je travaillais en argentique avec des appareils grand format signifie que je passe beaucoup de temps à choisir l’image. D’une certaine façon, on est dans le même rapport de temps que lorsque je faisais des tirages en chambre. Simplement, les critères deviennent plus difficiles, même si je bénéficie désormais d’une meilleure connaissance de ce que je fais.


C - Stanzas suggère une forme poétique. La photographie c’est étymologiquement “l’écriture de la lumière”. Dans une interview donnée à Art in America en 2013, vous disiez avoir d’abord voulu être écrivain. Il semble qu’être devenue photographe est une évolution naturelle de ce premier désir.


La photographie a été pour moi le moyen de lier ces intérêts fondamentaux : l’anthropologie, la littérature et l’art. J’ai toujours beaucoup lu, et en effet je voulais devenir écrivain. Mais je peignais aussi, je faisais des collages. Quand j’avais vingt ans, j’ai décidé de faire de la photographie. Et c’est devenu pour moi une façon d’écrire.
Stanzas, le titre de l’exposition, m’est venu lorsque je réfléchissais à la façon dont les différentes sections de l’exposition étaient dessinées. Les strophes composent le poème, mais elles ont chacune leur propre forme. C’est un hommage à un certain engagement envers le langage, envers l’imprimé, envers les façons dont on voit les choses à travers ces médiums. Stanzas est une façon de faire coïncider cela avec la littérature.

Interview of Erica Baum, September 2015, Paris.


C - In the show you present some Blackboards, the oldest series in your career. How would you describe them? And do you share this feeling I have that they already announce everything that is present in all your series afterwards?


EB - When I was in Graduate school for photography at Yale, I started photographing school life there and I did a whole series of photographs of students and students’ life. I started to pay attention to the textures and words around the students, and because I had studied anthropology and linguistics, I was sensitive to the institutions and the structures they were working in. When I started photographing the blackboards, it was a key moment for me because I realized I was able to draw upon my interest in language and my interest in anthropology and give it a more abstract visual experience. For the first time, it became my voice.
What I was seeing were the traces of the lectures, what was left on the blackboard by the teacher, the echo of all the learning that was taking place. It felt like a mystery, like you were getting this sense of something that had happened but that was not for us, that was in between, that was for someone else. But in photographing it, I was capturing a moment that was meant to be erased. Taking something very ephemeral and anchoring it in a photograph, something that is in flux and arrest it. Inside these fields of indeterminate language, I felt I was drawing upon ideas I had learnt about in linguistics, about the signifier and the signified and separating those two. For the first time I felt like I had found something that was a route to my own voice in photography.


C - It is interesting what you say about the institutions, the way that the knowledge is registered, disseminated in our world.


EB - I became more conscious of that with the Card Catalogue work, over time, but even with the Blackboards, there was this sense of a system for imparting knowledge. I was giving a chance for us to be aware of that system but not point to it too specifically. What interests me are the layers of references and the fact that you can get a sense of that particular environment that it came from, but without fully giving you that environment. When I speak of structures, I mean structures that happen in universities where people come and they learn something. But I am giving you an oblique angle at that structure. I want you to be aware of these visual fields you are immersed in. It comes from an actual blackboard and an actual system of knowledge, but it is taken on its own.


C - One of your most iconic series is The Naked Eye. It is the object of a publication which will be released in October, published by Bureau and oe/Crevecoeur. Can you tell me, starting from The Naked Eye, what are the links, in terms of methodology and system, between the different series that you present in the show?


EB - One of the ways in which I believe all the works are linked is that I tend to approach everything based on the idea is that these are things people encounter in everyday life. Starting with the Blackboards, which come from an actual situation, there is - and it is a phrase I have used before -, an unmanipulated route to abstraction.
There is a direct encounter with something we all see, we all know and yet you suddenly see in a different way. I want that duality: In an ordinary action, you can create something extraordinary.


C - You search for epiphanies.


EB - I was in an exhibit at the Met, called ‘Everyday Epiphanies’! This is exactly what I am thinking, I mean hoping.
For example with the Dog Ears, the idea comes from the actual act of reading. When I am ready to stop, I fold the corner and that is my way of saving my place. I am trying to give you a different experience of something that we already do. I take that approach as a generating standpoint for a lot of different things that I am doing.
With the Naked Eyes, you are also experiencing the constraints of a sequence of pages, but in a simple matter of opening up the book and glancing it from different angles. It is that glance in that creates these different juxtapositions. But it is existing!
It is that tension between something that exists, that we encounter and the fact that we can look at it in a different way that creates a strangeness, a difference in which exist endless potentials. It started with the Blackboards. You walk across a blackboard, you stop and then you look again and you realize: within these things that I thought I recognized I can have a different experience.
The Fields, a new series in the exhibition are works that are appropriated from old books. So again, it is finding something new within something that we already have. Incorporated in that series are also photographs that I take myself. In that case, I am considering this idea of circularity: it can be appropriated, it can be used, the way that images cycle in our world. It is something we are all aware of now because of the ubiquity of imagery and generating imagery.
What is interesting is that the Fields are all black and white, and that gives a slightly different registrar. Now more than ever, a black and white photograph is a conscious choice. Initially with photography everything was in black and white, that was the default. It took a long time for color to become a practice that photographers took seriously. Now most of the images that we see are in color. To choose to do something black and white with the Fields is a conscious choice.
With the Blackboards, in 1994-1996, I was working with a large format view camera, I wanted to work with a large scale camera, I wanted to do dark room work. It made sense that it was black and white. And then with the Naked Eyes, it made sense that it was in color.
The Stills are something that operates somewhere between the Dog Ears and the Naked Eyes. Because I have been working so long now with printed matter, I am very conscious of the colors, the textures of paper, the registrar of the images and the different kinds of reproducing printed matter. There is an interesting level of attention to all of these aspects of the subjects in the Stills.


C - What is the work for selecting one image in particular, from all the images you take?


EB - For every series, I bring my process back to the dark room process, in the initial way of photographing. Because of its process, there was a time delay between the moment of photographing, the moment where the image is revealed and the moment the decisions are made. A similar amount of time takes place for me in all the projects, even now that they are not in the dark room. I have recognized that I benefit from that time. Having a space between making the image and then later thinking about it helps because you can be more hard on yourself, on the decisions.
I make many images. And the editing takes a long time. The very fact that I am making so many images, many more than I would have made with a large-format camera and a large negative means that I am spending a lot of time processing through my decisions. In a way, the time is about the same as it was in the early dark room. The criteria for choosing only gets harder, even though I benefit from having a better understanding of what I am doing.


C - “Stanzas” suggests a poetic form. Photography etymologically means “writing” with the “light”. In an interview you gave to Art In America in 2013, you mentioned that your first desire was to be a writer. It seems that becoming a photographer has been a natural evolution from that.


EB - I would say that photography has been a way to channel all those streams of interest for me: anthropology, literature, and art. I always have been a big reader and when I was growing up, I wanted to be a writer. But I always painted and took pictures. When I was in my twenties, I decided to pursue photography specifically. And photography became a way for me to write.
Stanzas, the title of the show came when I was thinking about the way the show has been organized with many different sections. Stanzas are parts of the same poem, and they also have their own form. For me it is an homage to reading and thinking about language. An homage to an engagement with language, with printed matter, with ways that you can find things visually within that. Stanzas is a way to tie in that idea of literature.

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Stanzas, 2015, exhibition view, Crèvecœur, Paris. © Aurélien Mole

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Stanzas, 2015, exhibition view, Crèvecœur, Paris. © Aurélien Mole

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Audrey (Stills), 2015, archival pigment print, 38 × 38 cm. © Erica Baum

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Stanzas, 2015, exhibition view, Crèvecœur, Paris. © Aurélien Mole

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Untitled (Ouvert) (Blackboard), 1994, gelatin silver print, 51 × 61 cm. © Erica Baum

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Untitled (erasers) (Blackboard), 1996, gelatin silver print, 51 × 61 cm. © Erica Baum

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Stanzas, 2015, exhibition view, Crèvecœur, Paris. © Aurélien Mole

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Pageant (Stills), 2015, archival pigment print, 38 × 40 cm. © Erica Baum

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Stanzas, 2015, exhibition view, Crèvecœur, Paris. © Aurélien Mole

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Stanzas, 2015, exhibition view, Crèvecœur, Paris. © Aurélien Mole

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Stanzas, 2015, exhibition view, Crèvecœur, Paris. © Aurélien Mole

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Incoherence (Dog Ear), 2015, archival pigment print, 23 × 23 cm. © Erica Baum

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Morale Absolue (Dog Ear), 2015, archival pigment print, 23 × 23 cm. © Erica Baum

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Stanzas, 2015, exhibition view, Crèvecœur, Paris. © Aurélien Mole

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Arm (Naked Eye), 2015, archival pigment print, 41 × 42 cm. © Erica Baum

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Pamela (Naked Eye), 2015, archival pigment print, 46 × 38 cm. © Erica Baum

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Stanzas, 2015, exhibition view, Crèvecœur, Paris. © Aurélien Mole

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Liz (Naked Eye), 2015, archival pigment print, 43 × 37 cm. © Erica Baum